Zanzibar: un fragment

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Thibault de Montaigu

Certains sans doute estimeront que cet ouvrage manque de rigueur et qu’on ne peut décemment rédiger une enquête criminelle en restant confortablement installé chez soi à siroter des Coca Light tout en observant la pluie tomber sur le paysage. Il se trouve que j’ai toujours opéré ainsi, préférant m’effacer au profit de ceux pour lesquels j’écrivais les livres. Le téléphone me suffit amplement et je ne m’aventure en dehors de chez moi que pour interviewer les protagonistes principaux de mes histoires. Hors, dans ce cas précis, il n’y en a même pas. Klein et Vasconcelos sont morts depuis longtemps et je n’ai d’autre choix que de m’appuyer sur l’épaisse documentation qui m’a été fournie à leur sujet. On m’objectera que cette documentation n’a pas été rassemblée par mes soins et que je ne peux la considérer comme absolument fiable. Je répondrai simplement que je ne fais pas profession de journaliste et que mon unique souci est de répondre à une commande, celle de mon éditeur.  Le texte en lui-même ne m’appartient pas.

Certains faits en revanche demeurent incontestables : Klein et Vasconcelos débutèrent dans la carrière de faux reporters juste après leur départ mouvementé du Grand Hôtel Europe. Une reconversion professionnelle pour le moins étonnante mais qui s’avéra extrêmement profitable si l’on en juge par l’élévation soudaine de leur niveau de vie. Très vite, les deux hommes enchaînèrent les voyages de par le monde tandis que les soldes de leurs comptes en banque demeuraient inexplicablement stables : + 89,O7 euros pour Klein et – 11.850,66 euros pour Vasconcelos avant qu’ils ne soient définitivement clôturés par les autorités compétentes.

Leurs seuls noms suffisaient à les faire inviter n’importe où. Un mail ou un coup de fil et l’affaire était réglée. Personne ne songeait encore à poser de questions. Et pour cause : Klein et Vasconcelos passaient dans la profession pour de bons garçons. Excentriques peut-être, sauvages sans aucun doute, mais de bons garçons dont on n’aurait jamais pu imaginer qu’un jour ils deviennent des espèces de truands ratés ou de gangsters de bas étage dont les photos apparaîtraient au journal de midi d’I-Télé entre un sujet sur la Palestine et un autre sur le tracé du nouveau Tour de France.

Dans les premiers temps, les deux complices se contentèrent de se greffer à des voyages de presse groupés : l’office du tourisme de Sainte Lucie, la fashion week de Tunis, les Voiles de Saint Barth, la coopérative du jambon de Parme, le prix littéraire de la Mamounia, l’hôtel Baros aux Maldives, la Fiat 500 Gucci à Florence… Ce n’était pas les invitations qui manquaient. Ils en recevaient chaque jour de nouvelles. Seul impératif : donner le nom du magazine qu’ils étaient censés représenter. Klein et Vasconcelos avaient l’embarras du choix. Ils pouvaient se réclamer de tel ou tel journal avec lequel ils avaient l’habitude de collaborer, innover en évoquant une possible publication à l’étranger, voire inventer un titre que personne ne connaîtrait mais dont nul n’oserait mettre en doute l’existence de peur de passer pour un imbécile. Pire : certaines attachées de presse se féliciteraient d’étendre ainsi leur couverture médias tandis que d’autres, rémunérées à la page, entreverraient la possibilité de gagner davantage, escomptant un reportage fleuve que les magazines phares, qui n’avaient jamais de place, ne pouvaient leur garantir.

C’est ainsi que Klein et Vasconcelos, dans les mois qui suivirent, contribuèrent activement à des publications aussi variées que Paris Match, Elle, L’Optimum, Le Figaro Madame, mais également des titres parfaitement inconnus tels que Horizons Lointains, le Touriste Professionnel ou encore Sea Sex and Sun Magazine sans qu’il n’en reste aucune trace aujourd’hui. Certains comme Zivonjic ont parlé à cet égard d’“auteurs sans oeuvres” ou plutôt d’“oeuvres en attente d’auteurs”,  faisant même valoir que le corpus artistique de Klein et Vasconcelos, composé en majorité de reportages promis, d’articles imaginés ou de photographies à réaliser, est l’un des plus importants du XXIème siècle.

Alain Bernard de son côté s’est violemment élevé contre cette opinion lors d’un entretien à la radio : “C’est une idée parfaitement ridicule ! Zivonjic ne fait que reprendre à son compte cette vieille arnaque inventée par l’art conceptuel selon laquelle l’intention ferait l’œuvre. Mais au fond ça ne veut rien dire. C’est une excuse pour les paresseux et les incapables qui prennent leurs rêves pour la réalité. La vérité, c’est que les jeunes gens d’aujourd’hui ne veulent plus rien faire. Ce sont des mous ! Des jean-foutre !”

Klein et Vasconcelos malheureusement ne purent jamais donner leur opinion sur la question étant donné qu’au même instant, l’un se trouvait posé sur la table basse du salon de sa mère dans une belle urne funéraire en porcelaine incrustée et l’autre gisait à un mètre cinquante sous terre dans une tombe du cimetière chrétien de Zanzibar avec pour seule compagnie des singes à crêtes rouges venus de la forêt voisine bouffer les fleurs contre les croix et forniquer sur les sépultures. Avaient-ils conscience de la portée esthétique de leurs actes ? Ont-ils jamais eu pour dessein d’initier un mouvement artistique ou de réaliser une sorte de performance au long cours ? Autant de questions auxquelles nous ne pourrons jamais répondre.

Klein et Vasconcelos cessèrent bientôt de s’incruster à ce type de voyage préférant sélectionner leurs destinations et organiser leurs propres itinéraires en discutant en amont avec les bureaux de presse. Même si ce travail leur demandait davantage d’efforts afin de convaincre leurs interlocuteurs – compagnies aériennes, hôtels, tours opérateurs, offices du tourisme -, ils s’y livrèrent avec succès, aidés par leur notoriété, et commencèrent très vite à sillonner la planète en binôme sans avoir à souffrir les éternelles attachées de presse qui les couvaient comme des nounous ou les autres journalistes, des pique-assiettes pour la plupart capables de disserter de leurs problèmes de syndic ou de leur dernière gastro sur un atoll perdu en pleine mer des Célèbes.

Nous savons aujourd’hui que cette décision est le fait de Vasconcelos dont le caractère asocial s’accommodait assez mal des voyages groupés. S’il arrivait à Klein, d’un naturel plutôt curieux et avenant, de se lier avec les autres participants – comme ce fut le cas avec la dénommée Anne S. à Venise -, Vasconcelos les ignorait tout bonnement. Il évitait de s’asseoir à leurs côtés dans les cars et se taisait ostensiblement à table, retranché derrière ses Ray Ban Aviator dont il se plaisait à croire qu’elle lui donnait l’air de Pablo Escobar ou de n’importe quel autre gangster latino  et patibulaire auquel la piétaille tremble de s’adresser. Hélas il y avait toujours quelqu’un pour solliciter son avis ou lui glisser une remarque avec ce ton horripilant de camaraderie auquel obligent les bandes de collègues. Il répondait alors par des blagues que personne ne comprenait ou se lançait dans des plaidoyers épouvantables en faveur de l’héritage de Franco ou de l’abaissement de la majorité sexuelle à douze ans qui scandalisaient l’assistance et la vaccinaient contre toute future tentative de rapprochement. En excursion, idem. Vasconcelos se tenait à l’écart préférant le silence d’un livre ou d’un paysage  aux concerts de tautologies historico-touristiques que donnaient ses confrères. A la fin du séjour, devant le tapis des bagages, il était le seul à qui on ne demandait jamais son numéro de portable.

Est-ce la raison pour laquelle les gens ont tant de mal à parler de lui quand on les interroge ? “Solitaire”, “hautain”, “inquiétant” sont les termes qui reviennent le plus souvent dans les témoignages dont je dispose. “Original”, “ténébreux”, “séduisant” sont également cités, généralement par des jeunes femmes. Certains hommes ont pu le qualifier ici ou là de “cinglé”, d’”hurluberlu” ou d’” authentique connard” mais ils demeurent des cas isolés. Des cas qui allaient disparaître à partir du moment où Klein et Vasconcelos se mettraient à fonctionner exclusivement en duo, confectionnant leurs propres séjours sur mesure.

Cette allergie aux autres est un des traits les plus marquants du caractère de Vasconcelos. Celui-ci ne se bornait pas, comme un plat misanthrope, à manifester son animosité à leur égard, il préférait, et de loin, se supprimer en esprit, c’est-à-dire se convaincre qu’il n’était pas là, avec eux, mais ailleurs, en route vers sa prochaine destination ou perdu dans les méandres de son futur chef d’œuvre, qui sait ? L’essentiel était d’annuler sa présence. D’abolir son être au monde. Il ne donnait pas simplement l’impression d’être absent mais, après un certain temps, de disparaître physiquement, créant une sorte de trou noir dans le paysage mental de ses plus proches voisins. Aussi finissait-on par l’oublier malgré l’attraction paradoxale que continuait d’exercer cette puissance invisible à laquelle s’attachait, à la manière des légendes, un halo de mystère et de terreur.

Les rares qui ont peu pénétré sont intimité, comme Klein ou Alban Verhaeghe, sont tombés sous le charme, allant jusqu’à éprouver une fascination amoureuse à son endroit. Mais qu’avait-il de si unique ? Etait-il vraiment ce génie incompris dont certains ont parlé après sa mort ? Ou son arrogance silencieuse n’était qu’une façon d’escamoter la vacuité de son existence ? Un artifice pour cacher la crainte qu’il avait d’habiter sa propre vie et de se risquer à être pareil aux autres, perclus de vanité et de désirs infondés ?

Alban Verhaeghe, dans son documentaire Looking for Vasconcelos, aborde cette face sombre du personnage. Une des scènes, que je me suis repassée hier soir, le résume parfaitement. Verhaeghe y raconte comment Vasconcelos avait l’habitude, lorsqu’il était étudiant au Centre de Formation des Journalistes, de rester seul dans la classe pendant les pauses tandis que ses condisciples se répandaient bruyamment dans les couloirs ou autour de la machine à café. Dans cette courte séquence, on voit la caméra progresser le long d’un corridor désert. En bruit de fond, des rires et des voix d’étudiants qui semblent venir de l’au-delà. Ceux-ci s’amenuisent au fur et à mesure que la caméra se rapproche de la salle puis se taisent tout à fait au moment où le réalisateur pousse la porte et découvre l’intérieur de la pièce : tableau blanc couvert d’annotations, tapis de feuilles jonchant la table de conférence, chaises empilées comme des poupées russes au fond et une silhouette de dos qu’on devine être celle de Vasconcelos. Alors, au milieu de ce silence, la voix de Verhaeghe s’élève à nouveau, reprenant le fil de sa narration : “Il me revient en mémoire cet après-midi de novembre où j’étais retourné par hasard dans la classe et j’y avais surpris Vasconcelos, seul comme à son habitude, perdu dans ses pensées. A quoi rêvait-il lorsqu’il s’enfermait ici ? Songeait-il aux livres qu’il aurait voulu écrire ? Se remémorait-il des scènes de son passé ? Des lieux ? Des paysages ? D’autres lieux ou d’autres salles où, enfant, il aimait à rêvasser, loin du tumulte du monde ? Mais Vasconcelos ce jour-là n’était pas plongé dans ses songes comme je l’imaginais. Non. Son attention était absorbée par une feuille quadrillée dont il recopiait furieusement le contenu. Je reconnus bientôt  l’écriture de D., l’un des meilleurs élèves de notre promotion, dont le professeur d’écriture, Hedi Kaddour,  louait le style et l’inventivité. Que faisait Vacsoncelos ainsi ? Souhaitait-il voler le texte de D. ? S’en inspirer pour son propre livre ?  Et comment expliquer qu’il se trouvait penché sur cette feuille alors qu’il méprisait D. ouvertement et l’attaquait systématiquement dans les cours de Hedi Kaddour ? Je ne le sus jamais. Je heurtai une chaise et Vasconcelos se retourna, violet d’émotion, comme si je l’avais surpris en train de se masturber ou de commettre quelque chose d’infâme. Mais il recouvra très vite son sang-froid et me demanda comme à un domestique ce que je faisais là. Et maintenant que je pénètre ici, des années après, je sais que son secret s’est envolé à jamais. Je sais que je ne reverrai plus Vasconcelos. J’ai beau essayer de l’imaginer, penché au-dessus de cette feuille,  le sang colorant son visage tandis que les couloirs résonnent de la rumeur de nos conversations, j’ai beau essayer de me le rappeler tremblant sur sa chaise comme un enfant naïf et apeuré, craignant d’être découvert, je n’y arrive pas. L’illusion a disparu. Comme si Vasconcelos était mort une seconde fois.”

Cette scène me semble recéler une des clés du personnage de Vasconcelos. Comme s’il existait chez lui un être public – moqueur, méprisant, sûr de lui – et un autre intime, dévoré par l’angoisse d’être reconnu et de passer à la postérité. Peu satisfait de sa personne, il se sent obligé de récrire le monde en se donnant le beau rôle. Celui d’un homme qu’on ne peut atteindre car il est supérieur aux autres. Mais cette supériorité de façade ne devait pas résister longtemps aux assauts de la réalité et Vasconcelos avait préféré inventer cette fable plutôt que de renoncer aux plaisirs infantiles de la jouissance narcissique. C’est ainsi qu’il avait inventé un monde qui s’accordait à ses désirs au lieu de les plier à la réalité du monde.

Mais Klein alors ? Souffrait-il du même mal ou avait-t-il suivi Vasconcelos par faiblesse ? Si Klein a pu être influencé par son acolyte, au point où la mère du premier a  accusé le second d’avoir “ensorcelé” son fils profitant de sa “gentillesse” et de sa “fragilité” pour “l’entraîner dans cette histoire”, ainsi qu’elle l’a déclaré dans son interview au Daily News de Zanzibar, Klein est loin d’être une marionnette dont Vasconcelos se serait amusé à tirer les fils. Il avait, rappelons-le, près de quarante ans au moment des faits, et ne pouvait ignorer ce dans quoi il s’engageait.  Le zèle qu’il mettait à charmer les attachées de presse et l’enthousiasme qu’il montrait une fois sur place, copinant avec le personnel de l’hôtel ou se passionnant pour l’histoire du pays, prouveraient même qu’il y prenait du plaisir. Quant à Vasconcelos, s’il en imposait par son charisme, il ne possédait pas non plus la stature d’un gourou ou d’un parrain de la mafia malgré les efforts vestimentaires qu’il se donnait pour le paraître. Le plus probable est que les deux se soient pris au jeu sans s’en rendre compte et lorsque leurs visages apparurent pour la première fois au journal de midi d’I-Télé, il était déjà beaucoup trop tard pour revenir en arrière.

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Image: Walter Andrade

10_14_08_Thibault_Sofia17533Thibault de Montaigu is a writer and journalist whose work has appeared in Libération, Le Figaro, Jalouse, Paris Match, L'Officiel, l'Optimum, Milk Magazine and Barzon. He has written four books; his most recent novel, Zanzibar, was published last year by Fayard Editions and is coming out in Spanish by Mardulce in 2014. His essay Le sexe imaginaire is forthcoming in 2015 by Grasset.


Published on July 20th of 2014 in BAR(2), Guest Languages.



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